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Amour, émeute et cuisine
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  • Quelques pensées sur la civilisation, considérée dans ses aspects politiques, "philosophiques", et culinaires, entre autres. Il y sera donc question de capitalisme, d'Empire, de révolte, et d'antiterrorisme, mais aussi autant que faire se peut de cuisine.
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17 mars 2022

Prolétariat et bobotariat, ou le mariage de la carpe et du lapin

Prolétariat et bobotariat 
ou
le mariage de la carpe et du lapin


«Le président du MEDEF est un type assez
fréquentable car il a de l’humour. Il m’a invité.
J’ai accepté.»

Jean-Luc Mélenchon

 

Je me suis attelé depuis quelques années déjà à visionner les prestations des figures de proue de l’« insoumission » made in France. Certes, cette attention pour une opposition « degôche » contrôlée peut inciter à croire que je suis devenu maso. Mais je ne peux m'empêcher de m'intéresser à la troisième droite en gestation — la seconde, née durant les années Mitterrand, est en perdition —, celle emmenée par Mélenchon et sa clique de carriéristes de la nouvelle génération, ne serait-ce que pour entrevoir ce qui nous attend et ne pas se laisser berner par elle si elle l'emportait en avril prochain. Dernier morceau choisi, particulièrement représentatif, relevé dans la prose bobotarienne : un article intitulé « Colère » publié dans le Monde Diplomatique de février.
Extrait d'un ouvrage paru en septembre dernier, il est signé par François Bégaudeau, l'un des plus creux et des plus fats parmi la caste des diplômés « progressistes », très prisé, entre autres par Baudruchon et Halimou-du-genou. Il faut dire qu'il résume bien la position politique que ces « capitalistes du savoir », comme les dénommait au début du siècle dernier le révolutionnaire marxien polonais, Jan Maclav Makhaïski, pour qui l'idéologie socialiste dissimulait en réalité les intérêts d'une nouvelle classe ascendante formée par la « couche cultivée », les travailleurs intellectuels. À l'époque, ils cherchaient à séduire les prolétaires et à les entraîner à l'assaut de cette petite minorité que constituent les « capitalistes de l'avoir », financiers, industriels et grands propriétaires, non pour détruire le capitalisme mais pour l'aménager au mieux de leurs intérêts. Aujourd'hui, néanmoins, leurs descendants ou successeurs se gardent de recourir à de telles extrémités guerrières, trop risquées pour ces couards calfeutrés dans leurs cocons douillets de petits privilégiés.
L'intérêt du morceau de non bravoure paru dans le Diplo est que son auteur reconnaît, pour s'en féliciter, les avantages que lui procure son statut social tout en tirant la conclusion qu'il est propice à l'analyse et à la réflexion distancées, contrairement à celui des gaulois réfractaires du bas peuple que leur condition incite à la simple colère. Car chacun sait que celle-ci à laquelle cèdent souvent les gens de peu est mauvaise conseillère. À lire Bégaudeau, elle ne mène en effet nulle part, sinon dans les bras des « libéraux virilistes » — autrement dit des fachos — adeptes de la « guerre civile ». D'où la nécessité de considérer les bourgeois comme des « adversaires » — « de classe » précise tout de même Bégaudeau pour signaler qu'il a un peu lu Marx —, mais « non des ennemis ». « Il n'y a pas de Carl Schmidt [juriste et philosophe nazi] de gauche », décrète t-il, oubliant les rodomontades belliqueuses d'un Frédéric Lordon [économiste et pseudo-philosophe], autre insoumis de pacotille chéri au Diplo, va t-en guerre de carton pâte enclin aux moulinets rhétoriques, qui invite ses fans bobos, aussi pleutres que lui, à rien moins qu'« abattre le capitalisme » 1 .
Pour Bégaudeau, de tels excès verbaux ne sauraient cependant être de mise. Plutôt que de se laisser emporter comme le vulgum pecus par la colère que suscite chez ce dernier l’indignité de la situation sociale qu’il subit en régime capitaliste, mieux vaut profiter de la sérénité que lui assure la sienne, « confortable » comme il l’admet, gage de lucidité politique puisqu’elle lui assure la possibilité de se livrer en toute quiétude à son passe-temps favori : « analyser la structure de l’injustice » plutôt que de s’en indigner sans la connaître, car « l'indignation est morale et donc elle n'est pas politique ». Et Bégaudeau de préciser : « Tant que je m'indigne, je ne pense pas politiquement mon problème, ni donc les moyens de le résoudre ». Mais quel est le problème de Bégaudeau et de ses pareils, au-delà ou plutôt en-deçà de ceux qui font les délices des chercheurs en sciences sociales appointés par l’État? Il est celui auquel se trouve confronté le bobotariat, classe médiane et médiatrice en tant qu’agent dominé de la domination, lorsqu’il lui vient à l’idée de « s’engager » contre le système social qui le fait tel : avoir à la fois le beurre de la contestation — de l’«insoumission» ou encore de l’« émancipation », dirait-on de nos jours — et l’argent du beurre de l’adaptation. D’où la quadrature du cercle que Bégaudeau se fait fort de dépasser : « conjoindre la juste colère » d’un prolétariat révolté et la « justesse analytique » de sachants plus ou moins planqués dans les sinécures que leur ménage la division du travail capitaliste. La conclusion qui en découle méritera de figurer dans un nouveau dictionnaire des idées reçues : « Si l’alliance entre le prolétariat et la petite bourgeoisie intellectuelle a fait ses preuves politiques, c’est qu’elle est la projection politique de cette conjonction ». Quelles preuves politiques ? Laissons de côté les décennies passées de collaboration de classes de facto entre une petite bourgeoisie intellectuelle, représentée par des partis de la gauche institutionnelle et, non pas le prolétariat, mais une bourgeoisie incarnée par des partis de la droite officielle, pour nous intéresser à la conjoncture politique actuelle où la relève des premiers est assurée par un mouvement qui se réclame bruyamment du peuple (Union populaire, Parlement populaire, etc.) bien qu’il soit quasi exclusivement composé de néo-petits- bourgeois, qu’ils soient dirigeants ou militants de base. Ce qui n’est pas le cas de deux autres mouvements, réellement populaires cette fois-ci, qui ont fait »récemment irruption quand et surtout là où on ne les attendait pas. Non pas sur la scène politicienne mais, pour les Gilets jaunes, sur des ronds-points, des péages ou encore des avenues, boulevards ou sur des places des beaux quartiers. Pour les Convoyeurs de la liberté, sur les routes, les parkings publics avec une incursion partielle jusque sur les Champs Élysées. Or, on chercherait en vain trace, n’en déplaise à Bégaudeau, d’une conjonction quelconque entre le premier type de mouvement et les deux autres, comme en témoigne le traitement qui leur a été respectivement réservé par les autorités étatiques qui, elles, savaient à quoi s’en 1 Abattre le capitalisme : mode d'emploi - Frédéric Lordon YouTube · Le Média · 11 févr. 2020 tenir sur la dangerosité réelle des deux types de mouvements. Aux soi-disant « insoumis » les meetings, les manifestations ou les émissions télévisées n’ayant fait l’objet d’aucune répression ou censure. Aux autres, des interdictions, des déploiements policiers où la brutalité est la norme, des arrestations, des incarcérations.
Quand les premiers descendent dans la rue, c’est, par exemple, pour faire « la fête à Macron » sur le mode carnavalesque, comme lors de la « manifestation pot- au-feu » ludique et bon enfant initiée en mai 2018 par François Ruffin pour célébrer le premier anniversaire de l’élection du Président des riches (et la sienne, en même temps, comme député de la Somme). Mise à part l’obligation intimée par la préfecture de police parisienne de renoncer à fouler comme prévu les abords du Louvre, et de détourner le cortège vers la place de la Bastille, ces festivités « citoyennes » ne suscitèrent pas l’intervention musclée des forces de l’ordre bourgeois. À l’instar des Nuits debout, également lancées par Ruffin, deux ans auparavant, Place de la République à Paris, avec le concours de Lordon qui appelait pourtant à la « convergence des luttes » et même à la « révolution », en pleine période d’état d’urgence antiterroriste. Ce fut là l’occasion pour les bobos « de gôche » parisiens de passer une partie de la soirée, sous la protection de la flicaille, en d’interminables bavardages pour faire étalage de leur aptitude à changer le monde par le seul verbiage. La 5 mars prochain, Ruffin, décidément infatigable, remettra le couvert sur le thème : « Les premières de corvée prennent la place de la République ». Les damées de la servitude involontaire, à savoir les travailleuses des « métiers du lien », dont François Ruffin compte faire avant tout son électorat pour être réélu, seront donc une fois de plus mises à l’honneur. « Pas de présidentielles sans les essentielles ! », clame t-il. Une fois de plus, le programme des festivités n’est évidemment pas de nature à provoquer le branle-bas parmi la maréchaussée. «  On projettera "Debout les femmes !", avec fanfare, mini-concerts, prises de parole… ». En matière de subversion, on a fait mieux !
Il en va tout autrement quand la plèbe décide d’occuper l’espace public, indépendamment de tout parti ou syndicat, pour faire part de son mécontentement et de ses revendications face à la politique menée à ses dépens par les gouvernants. Je ne reviendrai pas, car le sujet été amplement traité, sur le déchaînement de violences policières auquel a donné lieu la révolte des Gilets jaunes, considérée au départ et même plus tard avec plus de modération, avec hostilité, mépris ou au moins indifférence par la caste diplômée « progressiste ». Aux abonnés absents quand le mouvement prenait son essor, celle-ci, alors qu’il était en voie d’extinction, a cru prendre le train en marche en délégant à nombre de ses plumitifs attitrés la tâche de pondre après coup, par compensation, plusieurs dizaines d’ouvrages pour encenser ce qui reste, jusqu’à aujourd’hui, la première preuve effective en ce début de siècle d’un réveil populaire, ne fût-il que partiel, contre l’ordre établi dans notre pays.
Or voilà que, tout récemment, une autre expression collective de la colère du « commun » est venue perturber quelque peu non seulement le fonctionnement du réseau routier, mais aussi, véritable atteinte à « notre démocratie », le train-train de la campagne électorale présidentielle. Non contents, en effet, de se multiplier sur le territoire national, les convois d’une liberté de plus en plus restreinte par ce qu’il faut bien appeler une dictature sanitaro-sécuritaire, se sont mis à converger vers la capitale. Les rassemblements de routiers canadiens ont fait comme chacun sait des émules. Or en France, faute de camionneurs, nombreux furent les automobilistes et les conducteurs de camping-cars à décider de venir protester à Paris. Accusés de vouloir « bloquer la ville », le préfet de police proto-fasciste Dider Lallement avait reçu l’ordre de riposter finement : en faisant purement et simplement bloquer la ville par des milliers de policiers et de gendarmes, toute une série de véhicules bourrés de flics, dont des blindés, des contrôles, des fouilles et des verbalisations à répétition qui ne faisaient qu’entraver la circulation. La sauvagerie des forces du désordre a atteint des sommets lorsque des manifestants, convoyeurs, gilets jaunes et anti- paSS mêlées, se sont avisés de jouer les prolongations sur la sacro-sainte « plus belle avenue du monde ».
Là encore, la sainte alliance entre la « classe moyenne éduquée », souhaitée sur le papier par ses idéologues et ses stratèges, et les classes qu’elle n’ose (dis)qualifier d’inférieures, les « déplorables » aurait dit Hillary Clinton, est apparue pour ce qu’elle est : un vœu pieux. Sur le terrain, c’est-à-dire dans l’espace géographique, le contraste était patent entre, d’une part, l’accueil chaleureux et joyeux le long des routes ou sur les haltes dont ont bénéficié les convois de la liberté de la part d’innombrables habitants de la « France périphérique » venus leur apporter, outre leurs applaudissements et leurs encouragements à persévérer, des victuailles et des boissons pour les aider à garder le moral et à poursuivre leur route, et d’autre part, l’ambiance pour le mois réfrigérée qui les attendait dans une capitale largement boboïsée et touristifiée, à laquelle seules les foules habituelles anti-paSS du samedi donnaient un semblant de vie. Ce qui faisait dire à plusieurs convoyeurs que de rares média alternatifs avaient daigner interviewer : « les Parisiens dorment. Qu’attendent-ils donc pour se réveiller ? ».
C’était là ignorer ou au moins oublier que, pour la majorité du bobotariat, la devise implicite en matière de politique est devenue depuis déjà des lustres : « Une seule solution : l’élection ! ». Pour les plus hardis, qui sont souvent aussi les plus crétins, c’est même : « Abstention, piège à cons ! ». Car si révolution il doit y avoir désormais, elle ne sera tout au plus que « citoyenne » et surtout pas prolétarienne. D’où les amphithéâtres archi-combles qui accueillent les prestations d’un Jean-Luc Mélenchon, lequel fait assaut de démagogie pour ravir un auditoire déjà acquis avant même qu’il ait commencé à discourir. Bien qu’il ne cesse d’invoquer le bien du « peuple » dans ses tirades enflammées, ce n’est qu’à une partie de celui-ci qu’il s’adresse. Celle qui envisage avec horreur un déclassement possible, si l’évolution en cours du capitalisme se poursuivait, qui la ramènerait à une condition proche sinon égale à celle des employé(e)s bas de gamme. Aussi le « socialisme des services » qui fait saliver le journaliste Pierre Rimbert, l’une des chevilles ouvrières, si l’on ose dire, du Diplo, ne mettra pas fin à la division sociale du travail (et des travailleur[ses]) entre serviteurs ou servantes et ceux ou celles qu’ils ou à qui ils ont pour fonction de servir. Tout au plus s’agira t-il d’adoucir par diverses voies archi- réformistes les conditions de la servitude pour la rendre plus supportable voire la légitimer et dissuader ainsi les prolétaires qui y resteront soumis de rêver à nouveau d’un monde où elle aurait disparu.

Jean-Pierre Garnier

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