In-corporation techno-tic
Formation et emploi
La somme des con-formés est égale à la masse des con-sommateurs. Cette masse est l'instrument de l'inertie du système.
1 - L'incapacité à dévisser un siphon s'apprend ; l'être ainsi apprêté est un consommateur. Au nom de l'égalité de tous face au savoir, on crée le socle commun dont la diffusion entraîne mécaniquement le recul de l'apprentissage par chacun de ce que les autres ne savent pas. Le socle commun diminue la somme totale des savoirs au sein de l'humanité.(1)
La « pollution » de chacun par des savoirs jugés universellement nécessaires entraîne une uniformisation générale, autrement dit l'épuration du tout.(2) L'universalisation des savoirs s'accompagne d'un morcellement des savoir-faire, lequel a pour fin que chacun soit toujours obligé d'en passer par la sphère marchande pour satisfaire le moindre de ses désirs ou besoins.(3)
2 - À l'école, le remplacement des travaux manuels par le cours de technologie montre assez déjà combien la société de consommation a besoin que les seuls savoirs pratiques enseignés aux futurs consommateurs soient ceux dont la mise en œuvre suppose des outils qu'ils ne posséderont jamais.(4)
Les enfants toucheront à toutes les technologies, sans jamais revenir sur aucune, si bien qu'ils oublieront immédiatement ce qu'ils ont fait.(5)
L'initiation à tout est de mise. Parce qu'il s'agit d'éveiller en lui de faux « désirs » tout en rabaissant l'estime qu'autrement il eût pu avoir de lui-même,(6) on souhaite que le consommateur sache ce qu'on sait faire, tout en lui interdisant de savoir le faire lui-même.
Un travailleur sans estime de soi se révèle toujours plus facilement exploitable à merci.
Le sans-emploi (l'inutile) se fait chercheur d'emploi (mendiant).
Dans le monde réellement renversé, il y a des bénéficiaires de l'Obligation d'Emploi,(7) cette sous-catégorie des obligés de bénéficier d'un emploi.(8)
Au cours d'une lutte massive et égoïste sur le marché du travail, l'inutile ne peut qu'apprendre à estimer qui serait généreusement susceptible de lui offrir un emploi (l'exploiteur), aussi sûrement qu'il apprend à combattre une bonne part de ses camarades inutiles (prolétaires).(9)
Les utiles (em-ployés), eux, haïssent les inutiles parce qu'ils sont assistés,(10) et haïssent les accédant à l'utilité, en tant que futurs occupants probables d'un poste équivalent au leur, mais dans des conditions inférieures qui menacent leur propre emploi ou au moins le peu de qualité de vie qu'un tel emploi leur offrait encore.
Ces mêmes utilisés n'oublient qu'assez rarement de faire à la fois le procès d'un supposé laxisme exercé envers ceux qui ne détiennent que leur puissance d'agir et osent en user, et l'apologie de la flexibilité de celui qui vend cette puissance.
Le sensible et l'in-formation
L'accélération des uns rend de plus en plus criante la relative lenteur des autres, et bientôt la plupart des Hommes ne serviront plus que de support agricole et industriel à la domination transhumaine informatisée.
1 – Des cinq ou huit sens que possède l'être humain, on ne sait en stimuler artificiellement que deux – l'audition moins que la vue. Les progrès de la technologie pour nous donner l'illusion d'autres stimuli n'avançant pas assez rapidement, on s'applique à en effacer l'existence au sein du réel ; par le lissage on nous retire le toucher, par l'irrigation et le sucre on nous prive du goût, par l'hygiène des odeurs, par la climatisation de la chaleur et du froid, par l'anesthésie de la douleur et de toute activité supposant un certain sens de l'équilibre ou une proprioception tant soit peu développée.
2 – Il est devenu inadmissible, à la campagne, de n'avoir ni autoroute ni haut-débit.(11) Une personne valide habitant en milieu rural, (in)soumise à la fracture numérique, se retrouve en situation de handicap.
Or la compensation du handicap suppose, pour que la personne handicapée n'ait aucun besoin d'amis, non seulement l'augmentation de ses capacités naturelles, mais aussi le lissage du monde afin que la situation de handicap soit elle-même liquidée. L'égalité des chances suppose que la boue, la neige, les travaux de voirie, mais également la montagne et la nuit,(12) soient normalisés afin de permettre « à l'envi » la circulation permanente de tous à une égale vitesse, que l'on voudra toujours plus élevée.
L'abolition de la nuit a d'ailleurs pour objet, entre autres, de forclore en nous toutes possibilités de développer un autre sens que celui de la vue.
3 – Pour assurer un transit fluide, régulier, prévisible, insoumis aux aléas mécaniques, les outils de notre mobilité nous sont bientôt retirés : l'électronique embarqué remplace la manivelle, les dynamos de moyeu conquièrent les vélos même non électriques, le covoiturage remplace le stop, l'autopartage la voiture familiale, et le leasing se substitue au garagiste. Pour que ça « aille », il faut constamment augmenter la puissance des laxatifs administrés.
Dans un monde visuel-virtuel, peu importe que l'on se déplace ou pas : l'augmentation concomitante de la vitesse de déplacement physique et des masses de données nécessaires à une illusion de plus en plus réaliste identifie toujours plus le déplacement physique à la transmission de données, sur un plan énergétique et aussi bien pratique.
La suppression des distances concourt à l'in-formatisation des hommes – et vice versa -, et en premier lieu celle des habitants riches des villes ayant accès aux moyens de transports performants ; l'idéal vers lequel tendre étant la téléportation.(13)
S'ils nous laissaient vivre, nous pourrions laisser les transhumains (in-formés) « transhumer » comme ils veulent, mais la tendance n'est malheureusement pas à la tolérance vis-à-vis des objecteurs de mobilité.(14)
4 – Le consommateur n'est jamais en empathie avec l'autre ; il est en empathie avec la marchandise.
Si les mannequins sont maigres, ce n'est pas parce qu'on exige d'eux qu'ils soient les représentants d'un certain sex-appeal, mais bel et bien les V.R.P. d'une esthétique de cintres. Si jadis la beauté de celui-là qui portait un vêtement visait encore à mettre en valeur ce dernier aussi sûrement que la beauté du vêtement cherchait à mettre en valeur celle de son porteur, tout de nos jours consiste à effacer l'humain.
En sorte que les mannequins, en tant qu'avant-garde efflanquée de l'être-humain informatisé, doivent nécessairement en présenter toutes les « informités » ; ils ne sont plus, en dernière analyse, que des supports publicitaires, et c'est en quoi au même titre que le tablettes informatiques ils se doivent d'être ultraplats.(15)
Croissance et mobilité
Inertie de l'accélération et pas de côté.
Dans le système capitaliste, l'intérêt des dettes doit être compensé par la croissance, et la survie d'un tel système suppose dès lors une constante accélération.(16)
L'utile doit rester employé pour demeurer consommateur : l'inertie d'une telle (im)posture ne peut guère faire autrement que le pousser à courir toujours plus vite pour sou-tenir la croissance et main-tenir son emploi.(17)
La professionnalisation de la solidarité n'est pas une solution à la disparition des liens,(18) ne serait-ce qu'en ceci qu'elle remplace l'autonomie par de la croissance et de l'emploi.(19)
Plus la masse des consommés (produits) est grande, plus aussi l'inertie du système est importante, et plus il nous faut de forces, de puissances, pour changer de cap.(20)
Pour provoquer un changement de direction dans un système, il est nécessaire d'exercer une force d'attraction, ou de répulsion de l'extérieur sur ce système. Il s'agit donc autant que faire se peut de quitter la masse des conformés, la somme des consommateurs des inutiles et des employés, en commençant par faire un pas de côté.
On nomme depuis quelques temps les employés collaborateurs ; l'injonction à s'insérer ne peut plus dès lors que nous inciter à résister par la désertion : le pas de côté, aujourd'hui, c'est le maquis.
La Capuchine, janvier 2014